Un portrait de la société occidentale

 

Alexander Solzhenitsyn
Exercices à Harvard, jourde classel’après-midi
Jeudi 8 juin 1978

Cette traduction en français recueille une sélection de paragraphes de cette conférence de Solzhenitsyn. Vous pouvez également lire, sur ce site (www.jrtrigo.es), le texte complet de la conférence en anglais et en espagnol

http://alexandrelatsa.ru/2013/08/le-declin-du-courage/

 

Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à l’occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et si illustre. La devise de Harvard est “Veritas”. Vous êtes nombreux à avoir déjà appris et d’autres l’apprendront, tout au long de leurs vies, que la vérité nous échappe, si nous ne nous efforçons pas complètement de la suivre. D’autant plus que la vérité est rarement douce à entendre; elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui contient une part de vérité; je vous l’apporte en ami, non en adversaire.
Il y a trois ans, aux États-Unis, j’ai été amené à dire des choses, que l’on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui acquiescent à mes propos d’alors […]

Le déclin du courage

Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens là, qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l’Internationale de la terreur.
Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin?

Le bienêtre

Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme, et que la vie de l’homme était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d’Indépendance). Aujourd’hui, enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations: un État assurant le bienêtre général. Chaque citoyen s’est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies.

Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé: le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel. L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de pression étatique a été garantie; la majorité des gens ont bénéficié du bienêtre, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient même pas imaginé; il est devenu possible d’élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels, l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain?

Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.

La vie légaliste

La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais légaliste. Les limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois; ces limites sont très lâches. Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé; nul ne lui rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime. Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé: cela paraitrait absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire: chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes limites des cadres légaux.

J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société qui n’a d’autre échelle que celle de la légalité n’est pas non plus complètement digne de l’homme.

Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle, qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.

Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant armés des seules armes d’une structure sociale légaliste.

L’orientation de la liberté

Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État, qui veut accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays, doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer: d’emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.

Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Ouest, de défendre non pas temps les droits de l’homme que ses devoirs.

D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal […]

Le biais de la liberté vers le Mal s’est fait progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste, selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors même que les meilleurs conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi […]

L’orientation de la presse

La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage? […]

Là encore, la préoccupation primordiale est de ne pas enfreindre le cadre légal. Il n’y a pas de vraie responsabilité morale due à la distorsion ou de la disproportion.

Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours […]

Etant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan: “tout le monde a le droit de tout savoir”. Mais c’estun slogan faux, fruit d’une époque fausse; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information […]

La précipitation et la superficialité sont les maladies psychiques du vingtième siècle et, plus qu’ailleurs, cette maladie se reflète dans la presse. La profonde analyse d’un problème est anathème pour la presse. Se résumant à des formules sensationnalistes.

Cependant, telle qu’elle est présentée, la presse est devenue le plus grand pouvoir au sein des pays occidentaux, dépassant ceux des législatures, des exécutifs et des judiciaires. Alors on voudrait demander: en vertu de quelle norme a-t-elle été choisie et face à qui est-elle responsable? Dans l’Est communiste, un journaliste est ouvertement nommé fonctionnaire de l’état. Mais qui a choisi les journalistes occidentaux qui occupent ce statut de pouvoir, et pour combien de temps, et quelles en seront les prérogatives?

Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque: on découvre un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur: les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions, qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant. 

Une mode dans la pensée

Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d’être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire, qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m’est arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes… peut-être un professeur d’un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement, qui à notre époque est particulièrement dangereux.

L’interprétation autocomplaisante de l’état des choses dans le monde contemporain,en est un exemple qui fonctionne comme une sorte d’armure placée autour de l’esprit des gens, à tel point que les voix humaine des 17 pays de l’Europe orientale et du lointain Orient asiatique ne peuvent pas les perforer. Elle finira seulement par se casser à cause de l’inexorable levier des évènements.

Le socialisme

Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde entier vers le développement économique réussi, même si dans les dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation chaotique. Et pourtant, beaucoup d’hommes à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la société, dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l’accusent de plus être au niveau de maturité requis par l’humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et dangereuse.

J’espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du système occidental dans l’idée de suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays, où le socialisme a été mis en œuvre, je ne prononcerai pas en faveur d’une telle alternative […]

Ce n’est pas un modèle

Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la transformation de la mienne. À travers de profondes souffrances, les personnes de notre pays ont eu un développement spirituel de telle intensité que le système occidental, dans son actuel état d’épuisement, n’apparaît plus comme attrayant. Les caractéristiques de votre vie, que je viens d’énumérer, sont même extrêmement tristes.

Un des faits qui ne se remet pas en question est l’affaiblissement de la personnalité humaine en Occident, alors que dans l’Est, cette personnalité est devenue plus ferme et plus forte. Six décennies pour les nôtres et trois décennies pour ceux d’Europe orientale; nous sommes passés, pendant tout ce temps, par un entrainement spirituel, qui devance, de loin, celui que l’occident a vécu. La pression complexe et mortelle de la vie quotidienne a produit des personnalités plus fortes, plus profondes et plus intéressantes que celles que le bienêtre standardisé de l’Occident a produit. Par conséquent, si notre société devait être changée par la vôtre, cela signifierait une amélioration de certains aspects mais aussi une aggravation de points particulièrement significatifs.

On ne peut nier que les personnalités s’affaiblissent à l’Ouest, tandis qu’à l’Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus fortes.

Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d’anarchie, comme c’est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme c’est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable. 

Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs, par lesquels l’histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels avertissements sont, en l’occurrence, le déclin des arts, ou le manque de grands hommes d’Etat. Et il arrive parfois que les signes soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien fin, et le système social bien instable et mal en point.

Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain; il a déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez déjà la pression, qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie?

Myopie

Seuls les critères moraux peuvent aider l’Occident […]

La pensée légaliste pousse à la paralysie, évite que nous puissions voir la taille et le sens des évènements réels […]

Malgré la quantité d’information, ou plutôt à cause d’elle, l’Occident a du mal à comprendre la réalité telle qu’elle est […]

L’humanisme et ses conséquences

Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité présente? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin? Il ne semble pas que cela soit le cas. L’Ouest a continué à avancer d’un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant. Et tout soudain il s’est trouvé dans son état présent de faiblesse.

Cela signifie que l’erreur doit être à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l’époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières. Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie humaniste: l’autonomie proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute force supérieure à lui.On peut parler aussi d’anthropocentrisme: l’homme est vu au centre de tout.

Historiquement, il est probable que l’inflexion qui s’est produite à la Renaissance était inévitable. Le Moyen Age en était venu naturellement à l’épuisement, en raison d’une répression intolérable de la nature charnelle de l’homme en faveur de sa nature spirituelle. Mais en s’écartant de l’esprit, l’homme s’empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que d’atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique et de l’accumulation de biens matériels, tous les autres besoins humains, caractéristiques d’une nature subtile et élevée, furent rejetés hors du champ d’intérêt de l’Etat et du système social, comme si la vie n’avait pas un sens plus élevé. De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s’y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd’hui. Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l’intégralité des problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.

Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie américaine naissante, tous les droits de l’homme individuels reposaient sur la croyance que l’homme est une créature de Dieu. C’est-à-dire que la liberté était accordée à l’individu de manière conditionnelle, soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l’héritage du siècle passé.

Toutes les limitations de cette sorte s’émoussèrent en Occident, une émancipation complète survint, malgré l’héritage moral de siècles chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les Etats devinrent sans cesses plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de l’espace, du Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXème siècle, que personne n’aurait pu encore soupçonner au XIXème siècle.

L’humanisme dans ses développements devenant toujours plus matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts d’être utilisés d’abord par le socialisme, puis par le communisme, de telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que “le communisme est un humanisme naturalisé”.

Il s’est avéré que ce jugement était loin d’être faux. On voit les mêmes pierres aux fondations d’un humanisme altéré et de tout type de socialisme : un matérialisme sans frein, une libération à l’égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche prétendument scientifique.

Ce n’est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du communisme sont centrées sur l’Homme, avec un grand H, et son bonheur terrestre. A première vue, il s’agit d’un rapprochement honteux: comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l’Ouest et de l’Est aujourd’hui ? Là est la logique du développement matérialiste […]

L’humanisme a perdu son héritage chrétien et ne peut pas l’emporter dans cette compétition.

Le régime communiste de l’Est a pu durer et grandir grâce au soutien enthousiaste d’un grand nombre d’intellectuels et occidentaux qui (se sentant proches!) refusèrent de voir les crimes des communistes, et lorsqu’ils ne purent plus les nier, essayèrent de les justifier. Le problème persiste: dans nos Etats de l’Est, le communisme a subi une défaite idéologique absolue; son prestige est nul, et plus que nul. Et malgré tout cela, les intellectuels occidentaux le voient comme un intérêt considérable et avec affinité, faisant alors si difficile que l’occident résiste à l’Est.

Je ne pense pas au cas d’une catastrophe amenée par une guerre mondiale, et aux changements, qui pourraient en résulter pour la société. Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités quotidiennes. Mais il est une catastrophe, qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d’une conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse. 

Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses sur terre, l’homme imparfait, qui n’est jamais dénué d’orgueil, d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres défauts. Nous payons aujourd’hui les erreurs, qui n’étaient pas apparues comme telles au début de notre voyage. Sur la route, qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie, mais nous avons perdu l’idée d’une Entité Supérieure, qui autrefois réfrénait nos passions et notre irresponsabilité.

Nous avions placé trop d’espoirs dans la politique et dans les transformations sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux: notre vie intérieure. A l’Est, c’est la foire du Parti, qui la piétine, à l’Ouest la foire du Commerce: ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue.

Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n’en devient que plus spirituelle: non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle: quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés

Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas possible que l’aune, qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un gazoduc. Ce n’est que par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que l’humanité peut s’élever au-dessus du courant de matérialisme, qui emprisonne le monde.

Il serait actuellement rétrograde de s’accrocher aux formules de l’Illustration. Un dogmatisme social nous laisse sans défense face aux défis de notre époque.

Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre vie doit changer, si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie, la société. Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle?

Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire, semblable en importance au tournant, qui a conduit du Moyen-âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l’ère moderne. 

Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n’avons pas d’autre choix que de monter… toujours plus haut.

 

Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage, Harvard, 8 juin 1978

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